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DANS TON SOMMEIL 16.

« Il avait demandé au père si tu buvais, et il avait répondu par la négative ». Dessin Daniel Grardel, encore merci à lui.

Tu n’avais pas été spécialement violent. Ce n’était pas ton genre. Cela avait pourtant été le motif de ton internement, signé conjointement par notre père et le médecin de famille. Un échange de propos acrimonieux où tu tenais tête au paternel, ce qui ne t’était jamais arrivé. Il te reprochait d’être agité et de lui vouloir du mal, quand toi tu le mettais en garde contre toute pression exercée contre ta volonté. « Tu ne me touches pas ! », hurlais-tu alors qu’il avait essayé de te contraindre à le suivre dans l’ambulance qu’il avait fait appeler. Les infirmiers s’étaient retirés après avoir décliné la proposition de te prendre par la force. Il n’en était pas question et il fallait si c’était notre intention (notre car j’étais censé prendre le parti du père) en référer aux services de l’hôpital psychiatrique.

Notre mère était partie se coucher, se lavant les mains de ton sort. D’habitude, c’est elle qu’on venait chercher à peu près dans les mêmes conditions. Sauf qu’elle suivait docilement les infirmiers, n’opposant aucune résistance, vaincue après avoir livré un combat de plusieurs semaines, nuit et jour ; une guerre contre le monde extérieur jalonnée de défaites. Tu aurais aimé l’avoir à tes côtés pour équilibrer les forces et donner plus de chance à ton refus obstiné d’obtempérer, mais tu étais seul et tu ne pouvais même pas compter sur moi, ce frère rangé du côté paternel qui estimait que la sécurité des parents comme la tienne étaient en jeu. Autant dire un traître.

J’avais dû accompagner notre père qui s’était vu obligé de t’y conduire, lui et moi à l’avant et toi à l’arrière, comme un prisonnier qu’on emmenait dans son lieu de réclusion. Ne manquait qu’un chien-loup avec toi, pour prévenir toute tentative d’évasion. On était passés par les petites routes, de la route nationale jusqu’à la Lys qu’on longeait avant d’arriver à Armentières, là où tu étais appelé à séjourner pour on ne savait pas combien de temps. Personne n’avait desserré les dents durant ce triste trajet.

Le portail s’ouvrit après qu’un homme dans la guérite nous eût fait signe de circuler jusqu’au bâtiment principal. Là, dans le pavillon des admissions, on te posa quelques questions sur ton identité et ce qui avait motivé ton placement. Sur ce dernier point, tu laissais s’exprimer le paternel après l’avoir désigné comme ton bourreau, celui qui avait signé l’acte d’internement. Il avait avancé deux raisons majeures à ton état dépressif : une déception sentimentale et un licenciement. Le chômage. L’infirmier de permanence ne put que s’apitoyer en faisant chorus sur cette plaie qui ravageait la région, faisant de jeunes gens courageux des malheureux exclus de la société et marginalisés. Il avait demandé au père si tu buvais, et il avait répondu par la négative. Il avait pensé à prendre ta dernière ordonnance qu’il présenta au cerbère, gardien des enfers, lequel se contenta d’un « je vois », qui semblait attester que le traitement était déjà lourd. Puis notre père expliqua que tu avais déjà fait un séjour au Clos fleuri, une maison de repos, une clinique privée, comme pour bien montrer qu’on avait tout essayé et pas regardé à la dépense. L’infirmier haussa les épaules, comme pour marquer le poids de la fatalité. Demain matin, il présenterait le patient au psychiatre du pavillon et on ajusterait son traitement en fonction de son état. Pour l’instant, il était tard et on lui donnerait un somnifère pour qu’il fasse une bonne nuit, condition nécessaire à son rétablissement. Il s’engageait à nous donner de ses nouvelles au plus vite, mais il n’était pas indiqué de lui rendre visite dans l’immédiat.

Il fallait laisser le temps faire son travail, le temps qui faisait son œuvre, qui désamorçait les conflits, dédramatisait les situations et parfois même guérissait. On l’avait écouté philosopher avec une bonhomie rassurante et il fallait repartir. Il était plus de minuit et je travaillais le lendemain. Notre père également, peu avant sa retraite, mais il ne se présenta pas à son travail pour la première fois en près de 40 années de vie active. Ses premiers congés maladie à part des soins pour le paludisme après l’Indochine. La soirée l’avait dévasté.

Avec Martha, j’hésitais à aller te voir trop vite, pour me conformer aux précautions de l’infirmier. Je laissais passer deux semaines avant ma première visite, mais notre père t’avait déjà vu à peine trois jours après ton internement. Elle n’aimait pas sacrifier ses dimanches après-midi pour m’accompagner, et j’y serais bien allé sans elle, n’était la voiture. Pour elle, tu étais un faible, sans volonté, quelqu’un qui s’écoutait et ton cas relevait à peine de la psychiatrie. Je lui objectais qu’elle n’avait pas les compétences pour en juger, mais elle persistait à voir en toi quelqu’un qui se laissait prendre en charge, abdiquant toute dignité. Je ne sais pas pourquoi, mais elle ne t’aimait pas trop. Elle n’aimait pas plus notre frère aîné qu’elle trouvait hypocrite et égoïste. Il faisait semblant de compatir mais de très loin, se contentant de passer la tête à Pâques et à Noël. On avait fini par l’appeler elle et moi Kissinger, comme pour moquer ses manières d’ambassadeur qui faisait semblant de prendre à son compte toutes les misères du monde.

On ne restait pas longtemps et elle était vite rendue anxieuse par les déambulations des malades ou des cris et des hurlements venus de la salle de visite ou des chambres environnantes. Le plus souvent, je la laissais tranquille et j’y allais avec le père qui venait me chercher à la frontière. On passait par la Lys, depuis la douane jusqu’à Armentières, en traversant les villages sans se parler, comme on l’avait fait la première fois, la nuit de la honte. Notre mère n’avait pas la force de venir, elle-même trop occupée à combattre ses propres démons.

On passait le plus clair du temps dans une cafétéria où on buvait des cafés légers ou des chocolats chauds. Tu fumais beaucoup, et c’était sans arrêt le défilé des malades qui te tapaient d’une ou deux cigarettes. Tu les donnais avec générosité, sans jamais te plaindre, et c’est pourquoi ils revenaient toujours vers toi. Notre père, qui avait été déclaré comme ton tuteur à la suite d’un jugement hâtif te déclarant irresponsable veillait à te doter en cartouches de cigarettes et en confiserie et il mettait un zèle particulier pour satisfaire à tous tes besoins. Il arrivait, certains samedis, qu’il t’emmenât dans des magasins de vêtement où il ne regardait pas à la dépense pour t’habiller de pied en cap.

Nous on déjeunait parfois avec toi au restaurant, le dimanche midi, et on demandait des permissions pour te faire passer le dimanche à la maison. Mais tu ne semblais pas être mieux chez nous que là-bas et tu passais le plus clair de ton temps à dormir. Le soir, à l’heure de rentrer, tu faisais des difficultés pour monter dans la voiture et il t’était même arrivé de prolonger le séjour en attendant qu’une ambulance vienne te chercher le lendemain. Cela ne plaidait pas en ta faveur pour des sorties qu’on n’était plus enclin à t’accorder.

À l’hôpital, j’avais revu Marie-Line, une copine d’enfance à la gendarmerie. Elle était infirmière ou aide soignante et je me souvenais que, enfants, on s’aimait bien. Elle frappait à notre porte pour jouer avec moi et on échangeait des baisers comme pour un témoignage d’affection qui n’avait rien de sexuel. Elle était mariée et mère de famille, et ni elle ni moi ne nous étions remémorés ces tendres souvenirs qu’il valait mieux laisser dormir dans un coin reculé de nos vies, une sorte de grenier où s’entassaient les jouets cassés et les vieux illustrés. J’avais devant moi une belle femme au corps robuste aux traits durs, et je ne pouvais m’empêcher de voir en elle la petite fille aux yeux verts et aux cheveux roux avec ses tâches de rousseur et ses dents cassées.

Parmi les patientes, il y avait aussi cette femme dont le mari était un motard de la gendarmerie ami de notre père. Le couple passait ses vacances avec nous, au château de Mailly, et on jouait avec leurs trois garçons, soit le nombre que nous étions. Elle était prostrée, muette et partait dans des crises de larme ponctuées de lamentations. Notre père s’était rapproché d’elle, mais ses tentatives pour faire revivre des souvenirs communs restèrent vaines. À croire que la gendarmerie, la vie de caserne et les séquelles des guerres coloniales ne réussissaient pas aux femmes.

Notre frère aîné nous avait annoncé la naissance de son fils et, avec Martha, j’avais fait le voyage jusqu’à Nantes. Elle s’était imaginée que j’avais donné rendez-vous à une femme avec qui j’étais de connivence dans le train pour la larguer dès que nous serions arrivés à destination. Un phantasme qui dénotait d’une jalousie maladive proche de la paranoïa. Je ne pouvais croire qu’elle en était à ce stade, à se faire des films à la Hitchcock où j’aurais endossé l’emploi du pervers narcissique décidé à la rendre folle. Mais c’était ainsi et, si ton cas ne relevait pas de la psychiatrie, le sien était à soumettre à la faculté. Un cas intéressant, d’un point de vue clinique seulement.

À Pâques, on était allés en Normandie, à Courseulles-sur-Mer, chez une vieille haridelle qui nous avait loué une chambre d’hôtel. C’était infernal. Le moindre regard, le moindre mot à l’égard d’une femme faisaient de moi un séducteur prêt à l’abandonner. D’ailleurs, elle ne se faisait pas d’illusions et s’attendait à être répudiée dès lors que j’aurais trouvé mieux. Il y avait une armoire normande dans la chambre, et je passais mes nerfs sur elle jusqu’à m’en meurtrir les doigts. J’estimais avoir donné des gages de fidélité et des garanties de vie commune, mais elle me poussait à la faute et rendait notre relation impossible, toxique. Tout faisait sens, tout était signifiant et le moindre geste était interprété au tamis de sa paranoïa. C’était comme avec notre mère dans ses délires les plus débridés et j’avais l’impression de revivre les mêmes scènes, comme poursuivi par la folie et l’anxiété.

Sartre était mort et faisait la une de Libération, avec sa silhouette ballottée par le vent de l’histoire et cette légende tirée des Mots : « un homme qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». C’était la première fois qu’un décès, hors famille ou amis, m’affectait autant. Plus en tout cas que les pop stars du club des 27 et autres illustres défunts. Ces années 80 n’étaient pas faites pour moi, et elles débutaient par ce décès, avant la déferlante néo-libérale.

Notre père avait pris sa retraite après tant d’années de bons et loyaux services dans ses divers emplois. Mineur de fond, imprimeur, manœuvre de maçon, gendarme, gardien de nuit, flic d’usine, agent municipal… Il avait bien mérité un repos qu’il pouvait prendre bien avant 60 ans. Peu apte au bricolage ou au jardinage, n’ayant aucun goût pour la lecture ou les voyages, peu sociable et coupé de ses relations de travail, il n’avait plus qu’à regarder la télévision en continu après avoir lu son journal.

La première victime collatérale de sa mise à la retraite fut notre mère, qui dut subir ses humeurs en continu et ses quarts d’heure coloniaux. Son ennui le rendait agressif et elle lui servait de souffre-douleur, comme elle l’avait fait toute sa vie mais la différence essentielle résidait maintenant dans le fait que cette oppression était constante. La pauvre ne tint pas longtemps et elle fut à son tour internée, bien des années après son dernier séjour asilaire. On s’efforça de la placer dans un pavillon différent du tien, craignant de recréer une cellule familiale toxique à l’intérieur même d’un établissement de santé publique. Sage précaution. Au moins, nos visites étaient doublement justifiées, une heure pour l’un et une heure pour l’autre.

Il m’arrivait de passer quelques jours à Paris, à Belleville, chez Jacques et Éve, mais Martha se sentait constamment à l’écart de nos conversations de « pseudo-intellectuels », comme elle nous définissait. Elle s’excluait d’elle-même et boudait dans son coin, me sommant parfois de rejoindre son camp puisque, pour elle, la guerre que lui menait le monde extérieur était permanente, et qu’il fallait que je me range de son côté ou de celui de l’ennemi. Choisir son camp.

Ses parents tiraient une tête pas possible le soir de l’élection de Mitterrand, alors que j’appelais tous mes amis au téléphone pour leur faire part de mon immense joie. Ils étaient partis tôt dans la soirée, me laissant à mes illusions. Ils avaient joué les oiseaux de mauvaise augure : les capitaux allaient s’expatrier, le franc allait dévaluer, l’économie allait s’effondrer… J’avais fini par les éconduire et Martha restait dubitative, satisfaite de la victoire de la gauche mais soucieuse du lendemain, de la conjoncture internationale et des mille ruses de la réaction. Elle trouvait mon enthousiasme excessif mais ces quelques jours d’euphorie m’avaient fait du bien. Même toi tu semblais moins taciturne, comme si ce changement politique devait forcément rejaillir même dans les endroits sales de la société. On te donnait des antipsychotiques de type Haldol ou Loxapac et on t’avait diagnostiqué schizophrène mais, pour que ce soit complet, « à tendances paranoïaques ». Tu disait entendre des voix et les conversations autour de toi te concernaient. Tu revoyais Évelyne, Marie-Claude et toute une cohorte de sibylles, de goules, de harpies ou de giries qui te dévoraient le cerveau, comme l’aigle le foi de Prométhée. D’autres personnages peuplaient ton imaginaire malade, et tous ceux qui avaient croisé ton chemin tenaient leur rôle dans ton petit théâtre de la cruauté.

Avec Maria et Léon, on avait fêté la victoire, le lendemain, au Lapin blanc. Jacques était même venu de Paris pour l’occasion. Je m’étais engueulé avec un vieux con qui ne digérait pas la probable nomination de ministres communistes et on avait quitté le restaurant sous une pluie battante. Les cieux vomissaient les socialistes et il n’arrêtait pas de tomber des hallebardes.

Ils avaient décidé de prendre un appartement à Paris, à Barbès, et je restais seul. On avait passé des vacances à Quiberon et ses assauts de jalousie étaient moins fréquents. Le temps qui passait lui montrait que mon engagement était sérieux, même si je ne lui confiais pas mon incartade du début. Au travail, j’étais toujours avec un ancien ouvrier du textile devenu lignard puis employé de bureau à cause de son asthme. J’en avais fait un ami et, quasiment illettré, je m’amusais de ses cuirs et de ses pataquès. Alfred les multipliait et enrichissait journellement ses expressions hilarantes : « j’ai dormi comme un noir », « Serge Vingétorix », « sur un pied de l’estrade » (pour piédestal), «à gorge d’employés », « on ne peut pas comparaître »… Il y en avait sans cesse, toujours renouvelés et Alfred était un peu mon Bérurier à moi, même si je me sentais plus Pinaud que San Antonio.

Plusieurs femmes nous avaient rejoint au bureau, et c’était le temps où le téléphone s’était démocratisé, entrant dans tous les intérieurs. Cela avait commencé à la fin des années 1970 où, jusque-là, la moitié des Français attendaient le téléphone quand l’autre moitié attendait la tonalité. Une vieille plaisanterie éculée mais pas si fausse.

Le midi, on faisait des manilles découvertes lorsque nous étions deux, ou des tarots quand on avait le bonheur d’être quatre, après un repas vite avalé vite fait à la cantine. Alfred me servait de chauffeur et de confident. L’une des femmes m’avait fait un peu de rentre-dedans, mais Alfred m’avait mis en garde contre toute tromperie et tout écart, lui qui connaissait Martha et sa jalousie maladive.

À Paris, Jacques et Léon avaient une émission sur une radio libre. Léon faisait la technique et Jacques tenait le micro pour un rendez-vous hebdomadaire voué au rock’n’roll. Plus tard, un jeune auditeur fidèle viendrait proposer ses services comme coanimateur. Je devais maintenant monter à Paris pour les voir tous et je me sentais de plus en plus en visite, comme un cousin de province qu’on a un peu perdu de vue.

Ne restait plus que le fidèle Martin pour des samedis soirs passés à se remémorer le bon vieux temps.

Léon et Maria se sépareraient, Jacques et Éve aussi avant de se retrouver, des années après. Toi tu irais d’hôpitaux en hôpitaux, de cliniques privées en appartements thérapeutiques, de homes en Belgique en maisons de retraite. Je te resterai fidèle, comme un messager, ton ultime contact avec ce monde extérieur qui t’avait toujours fait si peur.

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