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CHAPITRE 17L’idée était venue de toi. Ou du moins c’était ce que nous nous étions dits, comme pour soulager nos consciences. Mais juste une idée comme celle qu’il t’arrivait d’avoir dans tes périodes de demi-sommeil. Tu pensais à t’évader et tu m’avais choisi comme complice, avec l’aide de Martha et de quelques amis.

Rien à voir à ce qui est écrit. Le Concarneau de Daniel Grardel, là où la mort l’a trouvé.

La chose était simple selon toi. Il suffisait de demander une permission qu’on t’aurait accordé volontiers avant de partir au loin en voiture pour ne plus jamais revenir. Une évasion ou à tout le moins une tentative. Pour aller où ? Tu n’en avais pas la moindre idée. Peut-être à Paris où tu te serais fendu dans la foule, en fugitif anonyme. Notre mère ne répétait-elle pas qu’elle irait un jour à Paris (ou au paradis on n’avait pas bien compris) retrouver ses frères morts. Peut-être en Bretagne où notre frère aîné se serait rendu complice de ton évasion et n’aurait pas cherché à te faire réintégrer l’établissement la queue basse et le dos courbé. C’était plus qu’improbable, connaissant sa prudence et son réalisme qui lui feraient respecter les règles. Peut-être à l’étranger où tu te serais bien vu en exilé permanent, celui qu’on ne remarque plus, confident muet au fin fond d’une taverne, d’un bouge ou d’une ruelle. Tu n’imaginais aucun moyen de subsistance et tu ne voyais aucune action concrète à entreprendre. C’était juste la fuite que tu envisageais, et tu savais bien au fond de toi qu’elle ne serait qu’illusoire et éphémère.

On avait néanmoins accepter de réaliser ton rêve, si cela en était un. Martha était circonspecte quand Maria et Léon voyaient dans cette escapade un horizon à ta souffrance. Moi, j’étais partagé, sachant tout ce que cette échappée pouvait avoir de chimérique mais ne souhaitant pas te priver d’un dernier voyage auquel tu semblais attaché, envers et contre tout. C’était pour toi comme l’évasion finale du grand-chef dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, la libération finale la tête dans les nuages et les pieds à huit miles de hauteur. L’envol ultime avant l’enfermement pour toujours. Seuls Maria et Léon te donnaient des espoirs de survie de l’autre côté de cette barrière mentale que toi et l’institution avaient construite comme une digue infranchissable. Martha et moi n’y croyions pas, mais qui a définitivement renoncé à croire au miracle ?

C’était donc par un samedi matin brumeux que commençait ton périple. Des nuages laiteux laissaient passer une très légère bruine qui ne valait même pas qu’on s’abrite ni qu’on sorte le parapluie. Léon tenait le volant avec Maria à l’avant ; Martha et moi étions à l’arrière d’une voiture spacieuse et confortable. Tu étais entre nous deux, un peu anxieux mais attentif à chaque contrôle à la sortie de l’hôpital, faisant des grands signes aux factionnaires pour leur signifier que tout était normal. Une seule fois je dus déplier un ausweis contresigné par la directrice accordant une permission pour le week-end, avec retour obligatoire le dimanche avant 18 heures, au moment où on commençait à dresser le couvert pour le dîner. J’avais apposé mon paraphe en tant que tuteur et garant de ta sécurité.

On avait décidé que tu ne prendrais tes médicaments qu’en cas de stricte nécessité et que tu nous accompagnerais dans un premier temps dans nos endroits favoris : bistrots, restaurants, salles de cinéma… Ensuite, tu passerais une première nuit en Belgique avant d’aller à Paris chez Maria et Léon. Puis on verrait bien en fonction de tes envies. Tu pourrais rester là quelques jours avant de revenir chez nous quand l’orage serait passé et avant de t’installer définitivement quelque part sous une fausse identité, pourquoi pas ? On divaguait.

Et quand bien même l’expérience s’avérait un échec, on te rapatrierait d’où tu venais ou on chercherait un établissement plus à même de te comprendre avec les méthodes nouvelles de l’anti-psychiatrie auxquelles nous adhérions sans restrictions. Au moins, tu aurais essayé et nous aurions été complices de ton aventure, en toute fraternité et par amour pour toi.

Sur le plan affectif, une étape consisterait à t’amener chez une amie de Matha, prostituée vaguement cartomancienne de son état, qui accepterait de t’accorder un moment de volupté. C’était même par là que nous envisagions de commencer et on mit donc le cap vers la frontière belge, au-dessus de Mouscron, où la dame avait élu résidence, près d’une abbaye célèbre pour sa bière de garde.

Albertine t’attendait et, après avoir échangé quelques banalités, on t’avait laissé seul avec elle. Déjà, alors qu’elle nous servait l’apéritif, elle s’était rapprochée de toi, s’efforçant d’emblée de créer une complicité amicale dont les limites n’étaient pas fixées. Elle avait des airs de sorcière, avec une longue chevelure brune et de grands yeux maquillés sans la moindre discrétion et soulignés au khôl. Elle portait une robe ajourée à mantilles, comme une gitane ou une infante d’Espagne érotique, et la coupe laissait entrevoir de jolies jambes dont le galbe était mis en valeur par des collants noirs. Albertine était une ancienne copine de classe de Martha qui avait abandonné ses études pour une petite chaumière au bord de la forêt où elle tirait les cartes en payant parfois de sa personne. Les clients superstitieux disaient venir pour les prestations sexuelles quand les libertins prétendaient aller la visiter pour connaître un bout de leur destinée.

On n’avait pas fait mystère de la raison de ta présence, et on s’était retirés sur la pointe des pieds en vous laissant en tête à tête. Tu nous revins deux heures plus tard, visiblement content d’avoir fait plus ample connaissance avec Albertine. La dame de cœur dira plus tard à Martha combien ce fut un plaisir et qu’elle avait trouvé en toi un élève doué pour les choses de l’amour qu’une libertine expérimentée comme elle avait su mettre à l’aise. Nous n’en doutions point et nous réjouissions d’avoir pensé à elle.

Après la fête galante, ce fut le déjeuner pris tardivement dans notre restaurant favori où tu dégustais un bouquet d’écrevisses, une perdrix aux choux et une omelette norvégienne après la ronde des fromages. Ta gourmandise, le seul défaut qu’on n’avait pas cherché à corriger là-bas, s’était régalé de ces mets délicats que le restaurateur, une vieille connaissance, avait préparé rien que pour notre tablée. Il s’était joint à nous après ce plantureux repas, nous proposant divers digestifs aux frais de l’établissement. On avait passé là une bonne partie de l’après-midi, dans un endroit chaleureux privatisé rien que pour nous.

Puis on était allés au cinéma pour dissiper les vapeurs d’alcool et le surcroît de calories. On était allés voir Le retour de Martin Guerre, où une mienne cousine avait fait de la figuration dans son village de l’Aveyron. On s’était promis d’aller voir Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ, histoire de rire et de te divertir, car tu parlais encore de l’hôpital et des sévices dont ils ne manqueraient pas de faire usage dès ton retour.

On avait fini par te persuader que le retour n’était pas fatal et que tout dépendait de toi. Outre cette cavale insensée qui n’était pas à prendre vraiment au sérieux, on pouvait très bien consulter un médecin qui constaterait tes progrès et remettrait en question ton internement, ou, au pire, chercher un établissement qui te soignerait autrement qu’à coup de neuroleptiques et d’antipsychotiques. Tu nous faisais confiance, mais nous-mêmes avions lucidement de bonnes raisons de douter.

Après une première nuit chez nous, tu paraissais en forme et, après déjeuner, nous étions tous partis pour Paris et l’appartement de Maria et Léon. Tu étais censé rester là pour quelques jours, avant de revenir chez nous. La version officielle qu’on servirait aux services administratifs de l’hôpital serait que tu étais sorti et n’était pas revenu et qu’on se perdait en conjectures. Après tout, c’était crédible et on ne nous blâmerait pas pour un relâchement de vigilance qui pouvait survenir dans ce genre de circonstances où un patient retrouve la liberté et y prend goût.

On t’avait donc laissé là, avec la complicité de nos amis, et le téléphone se mit à sonner dès 19 heures, sitôt rentrés. On avait d’abord prétendu que tu étais sorti et pas encore rentré. Puis on avait rappelé en bredouillant des excuses mais que tu n’étais toujours pas présent. Un dernier appel de leur part vers 21heures nous informait qu’il fallait impérativement que tu sois de retour demain à 9 heures dernier délai et que, sans nouvelles ou avec le moindre retard, on lancerait un avis de recherche relayé par la gendarmerie.

Nous n’avions plus qu’à appeler nos amis pour nous informer de la tournure des événements. Tu n’avais plus la belle humeur de la veille et tu craignais à nouveau les foudres de l’établissement, de basses vengeances qu’on te réservait s’il t’avait pris l’idée saugrenue de fuguer. Maria nous avoua que tu avais redemandé tes médicaments et que tu semblais nerveux. Les distractions qu’ils t’avaient proposé n’y pouvaient rien. Tu avais même évoqué ton retour à l’hôpital. On leur avait demandé de tenir encore un jour ou deux, le temps que l’effervescence asilaire retombât.

Au pire, la gendarmerie aurait trouvé ta planque et, en tant qu’instigateurs et receleurs, nous serions passés devant un tribunal et aurions écopé d’une amende avec peut-être un peu de prison avec sursis, si la justice souhaitait faire un exemple. Il n’y avait pas mort d’homme et pas de quoi fouetter un chat en tout cas. Juste l’infâme délit d’avoir voulu apporter un peu de joie dans l’existence d’un condamné à vie à la surveillance, à l’enfermement, à la promiscuité et à l’effacement progressif de la communauté des citoyens du monde. C’était plaidable, avec un bon avocat.

Puis c’est Léon qui rappelait dans la nuit. Tu n’allais pas bien du tout. Tu délirais et tu devenais agressif envers eux. Tu souhaitais regagner l’hôpital au plus vite. Tu demandais à ce qu’on te jette dans le premier train pour Lille. La plaisanterie avait assez duré et ce que tu appelais maintenant « notre petit jeu » était terminé. Tu en voulais à nous quatre d’avoir abusé de ta naïveté et de ton état pour te faire miroiter une liberté pour laquelle tu n’étais pas prêt et qui t’effrayait bien plus que ton enfermement. Nous étions des inconscients qui projetaient sur lui des fantasmes de soixante-huitards attardés. Et bien pire encore.

Je te prenais au téléphone et tu m’injuriais, voyant en moi le principal artisan de cette stupide initiative. Tu voulais à toute force rentrer et tu entendais qu’on fît des excuses à la directrice pour t’avoir embringué à ton corps défendant dans une incroyable équipée issue de nos cerveaux encore plus malades que le tien. Tu nous maudissais et nous demandait de quel droit nous nous étions permis de penser pour toi et de décider à ta place. Si nous n’agissions pas conformément à ses vœux et dans l’immédiat, tu te proposais d’appeler l’hôpital et de les informer qu’on t’avait séquestré dans un immeuble parisien à la suite d’un plan ourdi par ton frère cadet, presque aussi fou que toi.

Ulcéré, Léon avait fini par t’engueuler en te faisant remarquer qu’on avait pris des risques et qu’on avait espéré qu’après avoir goûté aux plaisirs de la vie, tu aurais pu choisir les chemins d’une liberté qu’on avait balisés pour toi. Tu n’étais pas digne des attentions que l’on t’avait témoigné et tu méritais bien ton sort, sans rémission possible. Je lui recommandais de ne surtout pas tirer sur l’ambulance en lui expliquant que tu n’étais pas prêt, que ton histoire, tes fragilités, ta maladie et ton hospitalisation ne te prédisposaient pas à cette liberté que l’on avait rêvé pour toi. C’est nous qui, dans l’histoire, nous étions égarés au nom de nos principes et de nos convictions, mais qu’il eût fallu en mesurer les effets sur un individu déjà aliéné, malheureux et retranché du monde. Toi, en l’occurrence.

Maria finit par en convenir et alla jusqu’à persuader Léon de te reconduire dans la nuit. Il ne se fit pas prier et tu fis route avec lui dans la nuit noire. Ne connaissant pas le chemin de l’hôpital et désireux de ne pas débarquer seul dans l’établissement, il crut plus prudent de faire un crochet par la maison et je l’accompagnai jusqu’aux grilles rouges menaçantes qui s’entrouvrirent pour nous laisser passer. Il était un peu plus de 8 heures du matin.

Il m’avait fallu un peu d’imagination pour expliquer que tu t’étais éloigné de nous et qu’on t’avait retrouvé à moitié endormi dans la rue, après bien des recherches et beaucoup d’affolement. Madame Taillepierre nous traita d’irresponsables et nous menaça des foudres de la justice, avant de se raviser et de conclure que c’était bon pour cette fois mais qu’il ne fallait pas compter sur elle pour nous accorder une permission avant longtemps. Nous fîmes de plates excuses en jurant qu’une telle situation ne se reproduirait plus. N’empêche, on ne pouvait s’empêcher de rire, au retour, en imaginant la dame aux traits sévères apprenant que tu avais fait l’amour à Albertine en toute liberté. Elle ne le saurait jamais et tu n’étais pas du genre à lui en faire la confidence.

Léon me raccompagna et repartit pour Paris après un petit échange sur ce week-end qui avait si bien commencé et s’était si mal terminé. Nous nous étions jurés de ne pas recommencer, sauf à te voir revenu à de meilleurs sentiments et, pour le dire autrement, à un état de santé nettement amélioré. Nous en doutions et toi-même n’aurait pas misé un liard sur une telle perspective de bien-être. Il nous fallait donc renoncer, au moins à titre provisoire, et nous remâcherons longtemps notre échec, tout en nous félicitant que l’épisode aura eu le mérite de renforcer une amitié déjà solide.

C’est peut-être, plus que l’amour ou la réussite professionnelle, ce genre d’amitié qui t’aura le plus fait défaut. Un sentiment de confiance et d’estime réciproques que l’on tait par pudeur et qui nous fortifie même au bout d’une vie où l’on se dit qu’un tel miracle a existé, rien que pour nous, sans l’avoir forcément mérité.

Tu n’auras même pas eu cela, et tes amitiés ont plutôt relevé d’un copinage de comptoir où, s’il existait une certaine sympathie, il n’y avait rien de la profondeur comme du désintéressement d’une réelle amitié.

Tu ne me reparlas jamais plus de cette cavale manquée, pas plus que d’Albertine et de nos amis. Peut-être que tu m’en voulais pour t’avoir fait entrevoir un monde où tu savais n’avoir aucune place. Tu avais accepté ta condition et tu t’y étais résigné, et bien fou celui qui aurait prétendu t’amener de l’ombre à la lumière, d’un malheur médiocre mais confortable que tu préférais encore à un bonheur insoutenable autant qu’insupportable.

Tu t’étais fait une place parmi les tiens, accordant généreusement à tes frères et sœurs en peine tes cigarettes blondes que vous fumiez ensemble dans un rite de fraternité. Tu aidais parfois les uns ou les autres, calmait les agités et encourageait les désespérés. J’allais te voir d’hôpitaux psychiatriques en hôpitaux de jour, de résidences services en Home pour pensionnés puis de maisons de retraite en Ehpad. J’allais te voir et on se parlait peu, se faisant face comme deux enfants perdus heureux de se retrouver.

Tu n’enviais pas ma liberté et moi je me voyais parfois à ta place, libéré de toutes responsabilités et de toutes obligations, de toutes contraintes. Dans un de ces endroits que tu fréquentais, quelque part entre le royaume des morts et la cité des vivants, dans une sorte de purgatoire qui n’aurait débouché sur rien, ni sur l’enfer et encore moins sur le paradis.

Tu étais mon frère et je regarde souvent ta photographie dans ma chambre, celle où tu souris avec ton air bonasse et tes grands yeux tristes. Bien que tu ne sois plus là, je te sens toujours à mes côtés. Comme mon éternel ange gardien.

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